En 1975 l’artiste Teresa Murak (née en 1949, Lublin, Pologne) a observé durant 5 jours des germes pousser sur une blouse dans laquelle elle avait semé des graines de cardamine des prés avant de porter ce vêtement le soir d’un vernissage à la galerie Labirynt à Lublin. Son œuvre Lady’s Smock prend plusieurs formes dont celle d’une vidéo documentant cette action dans le cas de la collection du Fonds Régional d’Art Contemporain de Lorraine. Le dossier de l’œuvre, espace de conservation des archives liées à l’œuvre, garde notamment un gant envoyé par l’artiste à la chargée de collection au moment de l’acquisition de l’œuvre vidéo, en 2016. Ce gant est incrusté de graines germées, couvert d’une poudre de pollen jaune. La matérialité organique de ce gant ressemble à la performance dans le sens où elle transmet ses aspects sensibles, tactiles, vivants. Une correspondance entre Teresa Murak et la chargée de collection à propos de ce gant vient également documenter cette œuvre. L’artiste y raconte ses souvenirs et les sensations associées à la performance et y transmet des instructions pour faire usage du gant, à la fois protocole pour réaliser la performance et invitation à ce que la chargée de collection performe elle-même l’œuvre.
Les différents supports liés à Lady’s Smock – vidéo, gant, photographies, témoignages – composent une matérialité vivante et fragmentée entre les différents espaces de la collection et de la documentation. Quelle est la capacité d’agir de cette matérialité hétérogène et en quoi invite-elle à réinventer les savoirs et les savoir-faire liés à la conservation ? Le cheminement de l’œuvre s’écrit en outre entre l’enregistrement historique de l’action et le témoignage de l’artiste, c’est-à-dire entre captation historique et récit contemporain. En quoi cette narrativité plurielle invite-elle à repenser l’opposition entre mémoire directe et mémoire archivistique à la faveur d’une dialectique (Bénichou, 2015) ? Enfin, en quoi ces caractéristiques nous obligent-t-elles à repenser la transmission de cette œuvre et par extension des performances dans les collections d’art contemporain, notamment en intégrant des entretiens d’artistes et la création d’archives orales ?
En s’appuyant sur les exemples des œuvres performatives de Gina Pane, Myriam Lefkowitz, Esther Ferrer, Martha Araujo ou encore Béatrice Balcou, cette communication retracera les recherches conjointes de Clélia Barbut, historienne, et Claire Valageas, conservatrice, au sujet des performances au sein de collections publiques (Frac Lorraine, Centre National des Arts Plastiques, MacVal…). Plusieurs axes seront développés :
la matérialité fragmentée des performances invite à conceptualiser des temporalités enchevêtrées (Schneider, 2011)
la performance peut contaminer le corps du / de la conservateur·ice (Pereira Marçal, 2017)
les archives orales sont un outil essentiel pour prendre acte, dans les techniques de conservation, de la dialectique entre mémoire directe et mémoire archivistique consubstantielle à la performance
Anne Bénichou, Recréer, scripter. Mémoire et transmission des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Dijon : Les presses du réel, 2015.
Hélia Pereira Marçal, “Conservation in an era of participation”, Journal of the Institute of Conservation, Vol. 40, No. 2, 97–104, 2017.
Rebecca Schneider, Performing Remains. Art and War in Times of Theatrical Reenactment, Abingdon, Oxon : Routledge, 2011.
Clélia Barbut est historienne de l’art et maîtresse de conférences à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, chercheuse au laboratoire AIAC (Université Paris 8) et à l'EA Histoire et Critique des arts (Université Rennes 2). Ses recherches portent sur les performances artistiques et leurs archives. Elle est responsable scientifique du programme de recherches et de la base de données Performance Sources et lauréate en 2021 d’un financement du Centre National des Arts Plastiques pour un projet de recherches intitulé Généalogies de la performativité qui porte sur la matérialité des performances dans les collections du Frac Lorraine et du CNAP.
Claire Valageas est responsable des collections du Fonds communal d’art contemporain de la ville de Marseille et est membre du bureau Matériaux contemporains de la Section Française de l’Institut International de Conservation [SFIIC]. Elle a précédemment mené des études conjointes sur la conservation et la restauration de l’art contemporain au sein de laboratoires du patrimoine (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques, Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine) et poursuit ses réflexions sur le patrimoine contemporain ainsi que sa transmission.
Cette communication s’intéresse à la présence matérielle des performances dans les collections d’art contemporain, à partir des œuvres de Martha Araujo, Béatrice Balcou, Esther Ferrer, Myriam Lefkowitz, Teresa Murak, Gina Pane. Quels outils d’acquisition, de conservation, de réactivation accompagnent les œuvres performatives ? Nous suggérerons que les œuvres performatives invitent à mettre au travail des techniques spécifiques pour transmettre les œuvres, comme les archives orales ; elles font travailler les porosités entre le corps de l’œuvre et celui du / de la conservateur·ice ; elles impliquent enfin de mobiliser des catégories de pensée singulières, comme la fragmentation des matérialités, l’enchevêtrement des temporalités.