Agency, performativité, autoréférentialité, mnémotechnique sont quelques-uns de nouveaux aspects étudiés, dans une perspective globale, par l’historiographie récente de l’art textile. Les tissus et les images qu’ils véhiculent constituent un système sémiotique et remplissent, donc, une fonction modelante tant envers celui qui les utilise ou s’en revêt et qui les percevra comme une amplification de sa propre personne, qu’envers son public. Le medium textile et sa décoration contribuent donc à construire et à communiquer l’identité d’un individu ou d’une communauté.
C’est ce potentiel important que ma communication va explorer en se concentrant sur les fragments de soies aux «amazones», probablement produites en Méditerranée orientale (Syrie/Égypte/Byzance) entre le VIIe et le IXe siècle et aujourd’hui réparties en diverses collections ecclésiastiques et muséales dont celle du Musée Historique des Tissus de Lyon. Tout d’abord, une approche comparative justifiera l’identification du sujet iconographique qui, transversal au milieu chrétien et au milieu musulman, montre l’image, doublée en miroir, d’une chasseresse à cheval avec un arc; on procédera donc à une lecture hypothétique de ces tissus à la lumière des études de genre, déjà orientées depuis quelques années au domaine des textiles médiévaux. L’inspiration pour ce type d’analyse vient d’une observation d’Eunice Dauterman Maguire à propos d’une tabula en laine et lin, attribuée à l’Égypte byzantine, représentant une amazone qu’un guerrier pousse à ses pieds: si elle avait appartenu à une tunique masculine, «the owner may have worn it with a sense of triumph in the gender wars». À Byzance, comme d’ailleurs déjà dans la Grèce antique, l’hybris de ces guerrières mythiques était inadmissible, car elle représentait le renversement du rôle traditionnel de la femme armée d’une aiguille, d’un fuseau et d’un métier à tisser, certainement pas d’un arc et de flèches. Nicéphore Basilakès, écrivain byzantin du XIIe siècle, fait justement référence à ce portrait de genre lorsque, dans l’un de ses Progymnasmata, il démolit l’histoire d’Atalante, une autre virago, douée pour la chasse, que l’auteur lui-même compare, de manière significative, aux amazones dans l’exercice de la Confirmatio de la même histoire. Du côté occidental, un lien entre l’imagerie amazonienne et les femmes de pouvoir a été proposé par Janet L. Nelson pour l’époque carolingienne en citant la soie portant le motif en question trouvée dans le coffre-reliquaire de l’abbaye de Faremoutiers. Cette étude, le discours de Basilakès et le commentaire de Dauterman Maguire ont lancé une recherche en cours visant à éclairer la manière dont, au Haut Moyen Âge, à Byzance, dans l’Orient chrétien et dans l’Islam, le thème de l’amazone aurait fonctionné s’il avait été représenté sur une robe: aurait-il été paradoxal pour un homme d’habiller l’image d’une femme masculine triomphant dans l’exploit cinégétique? Et inversement, de quelles nuances de sens cette même image aurait-elle été chargée si elle avait orné les vêtements féminins, en contribuant ainsi à la définition de la «peau sociale» des femmes de l’époque?
Amazones; vêtements; identité de genre; Byzance; Islam.
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Simona Rinaldi est doctorante à l’Université della Tuscia, Viterbo (Italie), avec un projet sur le rôle des tissus dans la contamination et la circulation des modèles et des formes artistiques entre Byzance, l’Orient chrétien et l’Islam (VIIe-Xe siècle). Elle a effectué un séjour d’études de trois mois à Paris, accueillie par l’équipe Monde byzantin du CNRS Orient&Méditerranée, Collège de France. Elle a publié des contributions sur la production artistique de la Méditerranée orientale.
Certains fragments de soie (Méditerranée orientale – Syrie/Égypte/Byzance – VIIe-IXe siècle) représentent la figure mythique de l’amazone sous les traits d’une chasseresse à cheval avec un arc. Puisque ces tissus étaient également utilisés pour confectionner des vêtements, on va étudier la possible fonction performative que leur décoration aurait remplie tant envers celui qui s’en revêtait qu’envers son public. Aurait-il été paradoxal pour un homme d’habiller l’image d’une virago triomphant dans l’exploit cinégétique? Et inversement, portée par l’autre sexe, comment cette même image aurait-elle contribué à la construction de la «peau sociale» des femmes de l’époque?