Les historiens de l'art n'ont eu de cesse de comprendre ce qui, diversement, remplit les installations vides qui ont jalonné la fin du XXe et le début du XXIe siècle (Cauquelin : 2006 ; Copeland : 2009 ; Desmet : 2011 ; Goldberg : 2017). Or si le contenu de certaines de ces œuvres demeure aussi imperceptible qu'invisible (concept, gaz, ondes...) le sensible fait parfois irruption dans ce vide apparent (Quinz : 2017). Entre 1971 et 2018, ont ainsi été créées pas moins d'une vingtaine d'œuvres olfactives invisibles emplissant le white cube – ce territoire qui fut d'abord celui de l'œil puis de l'esprit – de simples molécules odorantes. Cette communication se propose donc de s'insérer dans cette histoire des expositions vides et des œuvres invisibles en étudiant un corpus inédit d'œuvres non visuelles, tout en soulevant un certain nombre de problématiques tenant à la fois à l'usage de l'odeur comme médium autonome (Muller : 2023) et à la réintroduction du sensible, qui plus est d'un sensible purement olfactif, dans l'espace idéologiquement chargé du white cube.
Le début du XXe siècle voit en effet l'installation du paradigme moderniste de l'art dans lequel la vision est reine. En réponse, l'espace d'exposition aux murs blancs uniformes s'impose comme modèle dominant au début des années 1930. Les œuvres doivent y être vues sans être affectées par quoique ce soit qui viendrait perturber leur pure visualité, leur planéité et leur objectité (O'Doherty : 2008). Or, dès la seconde moitié du XXe siècle, les œuvres invisibles en font paradoxalement un terrain d'élection pour remettre en question la primauté de la vision. Mais au-delà de défier l'oculocentrisme de ce (non-)lieu (Augé : 1992) qu'est le white cube, la matérialité invisible et intangible – mais cependant perceptible – de l'odeur établit avec lui des rapports dialectiques divers, reposant sur des tensions et oppositions entre les particularités du sens de l'odorat et les qualités traditionnellement attribuées à cet espace (Drobnick : 2005). Car « le visible continue à guider nos pas dans une salle envahie d'odeurs », et « même si ce qui reste visible demeure contingent, non seulement nous le voyons mais nous avons tendance à l'interroger » (Riout : 2019).
Il s'agira pour cette communication de se concentrer sur une sélection réduite d'œuvres olfactives invisibles dont l'odeur manifeste l'effacement d'une réalité matérielle et tangible : corps (Clara Ursitti, Sissel Tolaas), objets (Miriam Songster, Mike Bouchet) ou lieux (Gérard Titus-Carmel). Ces travaux, qui tous bouleversent, contredisent ou simplement conversent avec l'idéologie et l'architecture du white cube, partagent encore ceci que cet espace vide leur offre à la fois un terrain de disparition et d'apparition, mettant en valeur l'absence de ce qui y est olfactivement représenté. Au-delà de leurs spécificités propres, ces œuvres en trompe-nez reformulent ainsi la définition de la représentation, renouvellent les codes de la mimèsis, brouillent les limites entre suggestion, évocation, imitation, reproduction, substitution et émanation.
Mots-clé : art contemporain, art olfactif, invisible, vide, représentation, white cube
Augé : 1992. Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle »,1992.
Cauquelin : 2006. Anne Cauquelin, Fréquenter les incorporels, Paris, Presses universitaires de France (PUF), coll. « Lignes d'art », 2006.
Copeland : 2009. Vides. Une Rétrospective, éd. Mathieu Copeland, et. al., (cat. d'expo., Paris, Centre Pompidou, 25 février – 23 mars 2009), Paris, Zürich, JRP/Ringier, 2009.
Desmet : 2011. Nathalie Desmet, « L'Art de faire le vide. L'exposition comme dispositif de disparition de l'œuvre », Nouvelle Revue d'Esthétique, Vol. 1, n° 8, 2011, p. 40-49.
Drobnick : 2005. Jim Drobnick, « Volatile effects: Olfactory dimensions in art and architecture », in David Howes (dir.), Empire of the Senses : the Sensual Culture Reader, Oxford, New York, Berg, 2005, p. 265-280.
Drobnick : 2014. Jim Drobnick, « The Museum as Smellscape », in Nina Levent, Alvaro Pascual-Leone (dir.), The Multisensory Museum. Cross-disciplinary Perspectives on Touch, Sound, Smell, Memory, and Space, Lanham, Maryland, Rowman & Littlefield, 2014, p. 177-196.
Goldberg : 2017. Itzhak Goldberg (dir.), L'Art du vide, Paris, CNRS éditions, 2017.
Klein : 1958. Yves Klein, La spécialisation de la sensibilité à l'état de matière première en sensibilité picturale stabilisée, Exposition à la Galerie Iris Clert, New York, 28 avril – 12 mai 1958.
Lippard : 1973. Lucy Lippard, Six Years – The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972; a cross-reference book of information on some esthetic boundaries, New York, Praeger, 1973.
Muller : 2023. Clara Muller, « Stratégies d'induction dans les pratiques olfactives contemporaines », Espace art actuel, n° 135, 2023, p. 34-43.
O'Doherty : 2008. Brian O'Doherty, White Cube. L'espace de la galerie et son idéologie, Zürich, JRP/Ringier, coll. « Lectures Maison Rouge », 2008.
Quinz : 2017. Emanuele Quinz, Le Cercle invisible : Environnements, systèmes, dispositifs, Dijon, Les Presses du réel, 2017.
Riout : 2019. Denys Riout, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, coll. « Art et Artistes », 2019, p. 156-157.
Clara Muller
Historienne de l'art, critique d'art et commissaire d'exposition.
Chercheuse indépendante, membre de l'AICA France.
https://orcid.org/0000-0003-1683-9049
www.claramuller.fr
Publications récentes (sélection) :
« Respirer avec le non-humain », Revue ASTASA, Vol. 3, n° 3, sept. 2023.
« L'expérience olfactive dans les attractions historiques, les médias et les arts visuels », Revue ASTASA, Vol. 3, n° 1, déc. 2022.
Depuis le geste inaugural d'Yves Klein, de nombreuses expositions vides ont jalonné la fin du XXe et le début du XXIe siècle. En réalité, celles-ci ne sont jamais vides, et les historiens de l'art n'ont eu de cesse de comprendre ce qui, diversement, les remplit. Entre 1971 et 2018, ont notamment été créées nombre d'œuvres olfactives emplissant le white cube de simples molécules odorantes. Cette communication se propose ainsi d'approcher un corpus inédit d'œuvres non visuelles, pour interroger d'une part l'usage de l'odeur comme médium autonome au sein de l'espace idéologiquement chargé du white cube, et d'autre part la manière dont ces œuvres en trompe-nez reformulent la définition de la représentation.