En 2018, Pascal Quignard fait don de ses archives à la BNF. Manuscrits, correspondances, photographies, peintures, éditions rares constituent les matériaux de l’exposition « Pascal Quignard, fragments d’une écriture » qui a eu lieu à la BNF en 2020, et révèle au grand public un aspect méconnu de son œuvre, celle d’un écrivain dessinateur et enlumineur. Sont exposés, en effet, pour la première fois au public, des manuscrits présentant des dessins, des taches de couleurs apposées à même les pages, des palimpsestes illustrés, mais aussi des dessins grands formats. Quignard se défend toutefois de toute ambition artistique : « ce sont des dessins sans prétention », dit-il à Thierry Clermont dans son entretien pour Le Magazine Littéraire, « ce que j’appelle des ‘scrabouillages’ ». « Je n’ai pas le talent d’un Hugo, d’un Max Jacob, d’un Cocteau ou d’un Apollinaire », ajoute-t-il. Et pourtant, leur place dans l’exposition à la BNF, leur don aux archives, l’attention de l’auteur aux quelques livres qui les reproduisent, et leur quantité (plus de mille), les inscrivent bien dans l’entreprise créatrice de l’écrivain au même titre que ses livres. Toutefois, ils ont une place à part qui n’a pas encore été étudiée. Ce ne sont ni des brouillons, ni des ‘scrabouillages’, mais ils font partie du matériel de la pensée à l’œuvre. Comment les appréhender ? Comment comprendre la proximité systématique de l’image et de production du texte ?
Plusieurs points sont à explorer. Dans un premier temps, il faut envisager le rapport fondamental que l’écriture de Quignard entretient avec l’image comme lieu de toutes les « coagulations ». Si l’on en croit l’écrivain, ses dessins seraient des accompagnements, des peintures mentales qui précèdent le langage. En quoi l’image – nécessairement aléatoire – préfigure, entérine, thématise, ou transforme l’écriture à venir ? Serait-ce la labilité imprévisible, pulsionnelle, de l’image qui sert de départ à l’écriture ? Dans un deuxième temps, il faut comprendre l’importance de la matière choisie. Si l’œuvre de Quignard est « un lieu de parcours aléatoires et multipolaires », déterminée par « des besoins d’expression propres à la pensée visuelle » (Christin, L’invention de la figure), quel est le rôle ou l’impact sur l’image peinte de la matière sur laquelle et par laquelle elle s’expose ? Il faut explorer autant le support – enveloppes d’envois de manuscrits, manuscrits achevés, cartes, papiers divers : papier (et non pas toile), que le moyen – crayon, graphite, thé, café, gouache (et non pas huile). Enfin, comment comprendre les dessins de Quignard qui sont créés a posteriori et viennent après ce qui a déjà été écrit ? En témoignent les nombreux dessins sur des manuscrits achevés. Est-elle alors là pour conforter, condenser, ou rêver l’écrit ? la pensée ? Ou serait-ce plutôt la trace d’une influence réciproque de l’écrit et du dessin, c’est à dire, pour reprendre les mots de Christin, quelque chose comme un continuum pictural régi par un principe de contamination ?
Mots-clefs : matière, peinture, image et écriture ; images-pensées et rêves
Agamben, Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche/Petite Bibliothèque », 2008.
Arasse, Daniel, Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992
Barthes, Roland, La chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 1980.
Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996.
Christin, Anne-Marie, L’invention de la figure, Flammarion, 2011.
Deleuze, Gilles, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
Deleuze, Gilles, L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985.
Derrida, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1979.
Dessons Gérard, L’odeur de la peinture, essai sur une question posée par Rembrandt à la peinture représentative, Paris, l’Aphélie, 1987.
Dictionnaire sauvage Pascal Quignard, Hermann 2016
Didi-Huberman Georges, Ce que nous voyons ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.
Didi-Huberman Georges, La peinture incarnée, Paris, Minuit, 1990.
Didi-Huberman Georges, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 1999.
Fresnault-Deruelle, L’éloquence des images, Images fixes III, Paris, PUF, 1993.
Gandelman Claude, Le regard dans le texte, image et écriture du Quattrocento au xx siècle, Paris, Gallimard, 1990.
Maldiney Henri, Regard, parole, espace, Paris, l’Âge d’homme, 1973.
Marin Louis, Des pouvoirs de l’image, Paris, Seuil, 1993.
Marin Louis, Détruire la peinture, Paris, Galilée, 1977.
Merleau-Ponty, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1995.
Meschonnic, Henri, « La ponctuation, graphie du temps et de la voix », La ponctuation, Jacques Dürrenmatt ed., la licorne, Faculté des Lettres et langues, Poitiers/MSHS, n° 52, 2000.
Morel, Michel, « Texte-image, Image-texte », Le livre, l’image, le texte, Interfaces, Université de Bourgogne, Dijon, n° 15, 1999.
Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, PSN 2010
Pascal Quignard translations et métamorphoses, Hermann 2015
Quignard, Pascal, « Informes rêveries », Morphogénèse, Hermann 2023
Quignard, Pascal, Sur le geste de l’abandon, Hermann 2021
Ricoeur, Paul, Mémoire et imagination, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2000.
Schapiro, Meyer, Les mots et les images, Préface d’Hubert Damisch, « La peinture prise aux mots », Paris, Macula, 2000.
Stoichita Victor, L’apparition du tableau, Genève, Droz, 1999.
Vouilloux, Bernard, « L’“impressionnisme littéraire” : une révision », Poétique, Seuil, n° 121, février 2000.
Vouilloux, Bernard, La nuit et le silence des images, Hermann 2010.
Stéphanie Boulard est professeure de littérature et arts visuels à Georgia Tech (Atlanta). Sa recherche porte sur la création littéraire et la relation texte-image du XIXe siècle au contemporain et questionne les dimensions esthétiques et politiques dans la pensée littéraire et artistique et la notion de transgression dans la littérature et les arts. Son dernier livre Hugographies : rêveries sur les lettres de l’alphabet dans l’œuvre de Victor Hugo, co-écrit avec Pierre Georgel est paru chez Hermann en 2022.
https://modlangs.gatech.edu/people/person/stephanie-boulard
L’exposition « Pascal Quignard, fragments d’une écriture » à la Bibliothèque nationale de France (BNF) en 2020 a révélé un aspect méconnu de l’œuvre de l’écrivain : ses peintures étaient exposées pour la première fois. Quignard, bien qu’il se défende de toute ambition artistique, a accordé une attention particulière à ces œuvres en les incluant dans le don de ses manuscrits fait à la BNF, les inscrivant de facto dans son entreprise créatrice au même titre que ses livres. Comment appréhender ces dessins ? Quel rôle joue l’image dans son processus d’écriture ? En quoi la matière engage-t-elle l’expression ?