Cette communication explore la matérialité textile du génocide cambodgien à travers l’étude et la conservation des vêtements retrouvés à S-21, le principal centre d’incarcération et d’interrogation des Khmers Rouges, aujourd'hui devenu musée du génocide de Tuol Sleng. Quel éclairage ces textiles apportent-ils sur l’identité des prisonniers, et plus largement, sur les conditions de vie des Cambodgiens durant ce régime totalitaire ? De 1976 à 1979, environ 18 000 personnes considérés comme opposants politiques furent emprisonnées puis tuées à S-21. Vêtements et textiles étaient confisqués aux prisonniers juste après leur incarcération, laissant les hommes pratiquement nus et les femmes en sarong, dans un processus voulu de déshumanisation. Réutilisés par les gardiens, ces objets sont enfin laissés à la hâte sur place à la chute du régime en janvier 1979.
Grâce à une ambitieuse campagne de conservation menée entre 2017 et 2021 et financée par l’United States Ambassadors Fund for Cultural Preservation, environ 3 000 vêtements, textiles et fragments trouvés à S-21 ont été réhabilités et traités en interne. Ils viennent compléter les abondantes archives papier et photographiques déjà collectées au musée. Composé principalement d’uniformes et accessoires militaires, ce corpus textile compte aussi une centaine de vêtements de femmes, hommes et enfants aux caractéristiques uniques. Ces chemises, vestes, jupes et shorts sont rapiécées et reprisées à la main avec des matériaux de fortune. Certaines casquettes se distinguent par l’ajout de noms brodés ou écrits au marqueur.
Cette communication interroge les différentes fonctions matérielles, culturelles et narratives portées par ces objets à travers leur matérialité. Tout d’abord, la collection dans son ensemble fait office de preuves concrètes dans la condamnation du régime Khmer Rouge et ne peut donc être altérée, nettoyée trop en profondeur ou restaurée. De plus, les typologies de vêtements, tâches, déchirures et zones de reprisage visibles sur certains vêtements racontent l’histoire intime des prisonniers de S-21 au moment de leur arrestation, notamment leur genre, âge, classe sociale (citadins, militaires, paysans, etc.), et parcours de vie. Enfin, l’étude des points de couture et différents empiècements révèle la trace de gestes, savoirs, et stratégies de survie de personnes aujourd’hui disparues. En l’absence de corps, les objets auscultent une facette essentielle de la mémoire humaine de S-21 pour s’inscrire dans un continuum plus large de pratiques vestimentaires et textiles dans le Cambodge moderne pré et post-dictature.
Mots clés :
Cambodge, Khmers Rouges, vêtements, reprisage, identité culturelle, préservation
Berthon, Magali An. “’Exhibition Review: Remembering S-21 Victims Through Their Clothes.” Fashion Studies, vol. 4, no. 2, 2023, 1-11, https://www.fashionstudies.ca/remembering-s-21-victims-through-their-clothes/
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Dr. Magali An Berthon est une historienne de la mode et du textile, spécialiste de l’Asie du Sud-Est et en particulier du Cambodge. Elle obtient son doctorat en 2021 au Royal College of Art, UK avec une thèse intitulée "Silk and Post-Conflict Cambodia: Embodied Practices and Global and Local Dynamics of Heritage and Knowledge Transference (1991–2018)". Depuis janvier 2022, elle est en contrat post-doctoral au Centre for Textile Research à l'Université de Copenhague sous un financement Marie Sklodowska Curie Actions. Son projet TEX-KR explore les pratiques textiles et vestimentaires au Cambodge en temps de guerre civile et dictature de 1970 à 1985.
https://orcid.org/0000-0003-1117-3903
L’étude et la conservation des vêtements retrouvés à S-21, centre d’incarcération et d’interrogation utilisé par les Khmers Rouges, permettent d’appréhender l’histoire du génocide cambodgien (1976-1979). Composé principalement d’uniformes et accessoires militaires, ce corpus compte également des vêtements de femmes, hommes et enfants aux caractéristiques uniques. Ces derniers déterminent la politique de conservation suivie par le musée du génocide de Tuol Sleng : la collection faisant office de preuves concrètes dans la condamnation du régime Khmer Rouge, elle ne peut être altérée, nettoyée trop en profondeur ou restaurée. Témoins de l’histoire intime des prisonniers de S-21, ces textiles peuvent en effet révéler la trace de gestes, savoirs, et stratégies de survie de personnes aujourd’hui disparues.