#CIHA202401817Préhistoire du bricolage. L'invention de la mosaïque selon Leon Battista Alberti

A. Penser la Matière 1
Matière et forme. Retour sur la théorie de l’hylémorphisme dans la théorie des arts au premier âge moderne
T. Golsenne 1.
1Université De Lille / Inha - Paris (France)


Adresse email : thomas.golsenne@yahoo.fr (T.Golsenne)
Discussion

Co-auteur(s)

Sujet en anglais / Topic in english

Sujet de la session en français / Topic in french

Texte de la proposition de communication en français ou en anglais

Dans des pages célèbres de La Pensée sauvage (1962), Claude Lévi-Strauss se sert des modèles de l’ingénieur et du bricoleur pour opposer deux types de procédures de conception et de fabrication, qui lui servent de métaphores des formes de pensée « occidentale » et « sauvage ». L’ingénieur conçoit l’idée de l’objet, dessine son plan, établit la liste des outils et matériaux nécessaires à sa fabrication qu’il délègue à des ouvriers. Le bricoleur, au contraire, part du stock d’objets qu’il récupère ça et là ; il fabrique lui-même son produit, dont le résultat dépend moins de son idée préalable que des contingences résultant de ses matériaux de départ et de la fabrication elle-même. On aura reconnu dans l’attitude de l’ingénieur la forme moderne de l’hylémorphisme, typique selon Lévi-Strauss de la pensée occidentale, qui procède de l’abstrait vers le concret, tandis que le bricoleur est à ses yeux une figure du penseur « sauvage », qui part de son environnement matériel.

Cette opposition permet-elle d’éclairer les débats sur la production intellectuelle ou matérielle pendant la première modernité en Europe ? Si la pensée hylémorphique est bien attestée dans la littérature artistique des XVe et XVIe siècles, notamment par les nombreuses occurrences de la métaphore de la procréation pour expliquer le travail des peintres ou des sculpteurs ou de la théorie du projet en architecture, l’existence d’une théorie du bricolage non hylémorphique est plus incertaine dans une période où le terme paraît anachronique. Néanmoins, on fera l’hypothèse ici qu’un telle pensée existe. L’analyse d’un texte sous-estimé de Leon Battista Alberti, dans son dialogue sur La Tranquillité de l’âme (1441-1442), nous permettra de la vérifier. Ce passage, qui porte sur l’origine de la mosaïque, met l’accent sur la théorie de l’invention empruntée aux théoriciens romains de la rhétorique, mais s’inscrit dans un contexte culturel où les humanistes comme Alberti cherchent des moyens de produire du nouveau alors qu’ils estiment que « tout a déjà été dit » par les Anciens. Le premier mosaïste aurait, selon le Florentin, récupéré des morceaux de décoration d’un temple en cours de construction et les aurait assemblés en vue de produire des figures. Alberti étend le procédé à sa propre manière de composer des textes. Ce texte résonne avec celui, plus connu, du De pictura, dans lequel il rappelle comment Zeuxis composa l’image du corps féminin parfait à partir de parties du corps de cinq jeunes filles de Crotone (souvent interprété comme manifestation de l’idéalisme d’Alberti) – et, plus tard, avec le passage des Essais de Montaigne (De la vanité, III, 9), dans lequel l’écrivain compare ses propres écrits à une « marqueterie mal jointe ». Ces textes manifestent une « pensée du concret » dans laquelle la matérialité et la dimension processuelle sont aussi importantes, si ce n’est plus, que l’aspect projectif et conceptuel et constituent ainsi des jalons importants pour une préhistoire du bricolage. Mon intervention consistera donc à montrer l’existence de théories non hylémorphiques de la production artistique aux XVe et XVIe siècles.


Bibliographie

Alberti, Leon Battista, Entretiens sur la tranquillité de l’âme, trad. P. Jodogne, Paris, Seuil, 2016.

Alberti, Leon Battista, La Peinture, trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Seuil, 2004.

Bensimon, Nella Bianchi, « Nihil dictum quin prius dictum : Analyse de la méthode compositive chez Leon Battista Alberti », dans La constitution du texte: Le tout et ses parties: Renaissance-Âge classique, Textes réunis et présentés par D. Boillet et D. Moncond’huy, Poitiers, La Licorne, 1998, pp. 109-126.

Cardini, Roberto, Mosaici: il «nemico» dell’Alberti, Rome, Bulzoni, 1990.

Golsenne, Thomas, « Théorie de la mosaïque : Technique, ornement et invention chez Alberti », Albertiana, n° 21, 2018/1, pp. 37-66.

MacPhail, Eric, « The mosaic of speech: A classical topos in Renaissance aesthetics », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, LXVI, 2003, pp. 249-264.

Montaigne, Michel de, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1988.


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Thomas Golsenne, docteur en histoire de l'art, a écrit sa thèse sur Carlo Crivelli et l’ornementalité au Quattrocento. Il est ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome, ancien professeur aux Beaux-Arts de Paris et à la Villa Arson à Nice. Il est maître de conférences en histoire de l’art moderne et études visuelles à l’Université de Lille et actuellement rédacteur en chef de la revue Perspective. Il a notamment co-publié une traduction en français du De Pictura de Leon Battista Alberti (Paris, Seuil, 2004), co-dirigé Adam et l’astragale. Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain (Paris, Éd. de la MSH, 2009), La performance des images (Bruxelles, Éd. de l'Université de Bruxelles, 2010), a publié divers articles sur l'ornementalité à la Renaissance ou dans l'art contemporain, sur l’anthropologie des images, la technique dans l’art contemporain. Il a organisé deux expositions, dont Bricologie. La souris et le perroquet (avec Burkard Blümlein et Sarah Tritz) sur les techniques des artistes contemporains (Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson, février-août 2015) et coordonné plusieurs colloques. Il a dirigé l’Unité de Recherche Bricologie à la Villa Arson (2013-2017). Il a dernièrement publié Essais de bricologie (co-dirigé avec P. Ribault, 2016), Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento (Rennes, 2017), co-dirigé  (avec P.-O. Dittmar, P.-A. Fabre et C. Perrée) Matérialiser les désirs. Techniques votives, Techniques&Culture, n° 70, 2018 ainsi que Par-delà art et artisanat en 2019 (avec F. Cozzolino) dans Images Re-vues et Un Moyen Âge émancipateur (avec C. Maillet) en 2021.


Résumé / Abstract

Le bricolage a été théorisé par Claude Lévi-Strauss comme une « pensée du concret », opposée selon lui au mode de raisonnement par abstraction qui domine selon lui la méthode de l’ingénieur et la philosophie européenne, qu’on peut assimiler à la forme moderne de l’hylémorphisme. Si l’ingénieur part d’une forme idéelle qu’il cherche ensuite à concrétiser dans la matière, le bricoleur part d’un stock d’objets déjà-là, qu’il assemble de manière inédite. L’enjeu de cette communication sera de montrer que cette opposition est déjà présente chez les humanistes des XVe et XVIe siècles, en partant d’un texte de Leon Battista Alberti sur l’invention de la mosaïque.